- Tradition humaniste au Xe siècle
- Tradition humaniste au Xe siècleJusqu’au Xe siècle se continue, dans les monastères, la tradition des études libérales. Loup Servat a pour élève Erich d’Auxerre (mort en 876), qui reçut aussi à Laon la tradition de l’enseignement de Jean Scot, qu’il utilise soit dans des gloses à une vie versifiée de saint Germain dont il est l’auteur, soit dans des gloses au De Dialectica de saint Augustin. Le hasard a conservé quelques-unes de ses œuvres logiques, toutes des commentaires, des notes marginales à la traduction par Boèce du De Interpretatione d’Aristote et au De Dialectica de saint Augustin. Dans un Commentaire aux Catégories du pseudo-Augustin, la formation des trois degrés successifs d’universaux, espèce, genre et terme généralissime, est ramenée à l’impossibilité de garder en sa mémoire les innombrables noms des choses individuelles que l’on rassemble en espèces, et les noms, innombrables aussi, des espèces que l’on rassemble en genres. On voit que les lecteurs de Boèce ne sont pas du tout, en ce Haut Moyen Age, des réalistes : un annotateur anonyme de l’Isagoge à la même époque oppose, comme deux choses radicalement distinctes, les universaux (genres et espèces) et les idées platoniciennes.Rémy d’Auxerre (841-908) est, comme son maître Erich, un humaniste, un exégète à la fois des poètes latins, Térence, Juvénal, Prudence, ou des Distiques de Caton, et de la Genèse ou des Psaumes. Il a aussi naturellement commenté Boèce, la Consolation et les Opuscules théologiques, tout au moins. Rand, qui a édité les notes de Rémy au quatrième de ces opuscules, en fait voir la parenté étroite avec le commentaire de Jean Scot, sans d’ailleurs que Rémy paraisse toujours bien comprendre la portée des notes qu’il transcrit. Par exemple, s’il écrit : « dans la génération du fils toutes choses ont été créées sans aucun intervalle », il avait dit auparavant : « Les choses n’ont pas été engendrées de Dieu, comme son Fils l’a été, mais créées par création, non par génération. » Son commentaire de Martianus Capella répand aussi bien des idées de Jean Scot : à la manière platonicienne, il considère le genre comme l’unité substantielle d’où les espèces dérivent par partage (partitio substantialis), et les espèces infimes comme les unités substantielles des individus. L’on trouve aussi chez lui un écho de la théorie platonicienne de la réminiscence : les arts appartiennent à la nature humaine, mais oubliés par suite du péché d’Adam, ils sommeillent dans la mémoire d’où ils ne peuvent être rappelés à la présence de l’intelligence (in presentiam intelligentiae) que par l’instruction.Les circonstances politiques du Xe siècle, dissolution de l’empire carolingien, invasions normandes et hongroises, ruine des monastères, arrêtent presque entièrement, jusqu’au milieu du siècle, cette reprise du mouvement spirituel qui, au IXe siècle, donnait de si beaux espoirs. A peine trouve-t-on encore ici et là quelques commentateurs ; Bovo, abbé de Corbie, mort en 919, qui commente, avec Macrobe, les célèbres vers 724 à 729 du livre VI de l’Énéide (Mens agitat molem...), où l’on trouve cette thèse de l’animation universelle sur laquelle Jean Scot revient si souvent ; il est platonicien aussi dans son commentaire d’un passage de la Consolation (III, 10), où Boèce décrit le gouvernement divin du monde en des vers qui rappellent l’hymne à Zeus de Cléanthe.La situation ne change qu’avec le rétablissement de l’unité impériale par Otton le Grand, couronné par le pape en 962 et salué comme empereur et Auguste. Les monastères sont réformés ; l’abbaye de Cluny, notamment, rétablit et fait rétablir ailleurs la règle bénédictine. Vers la fin du siècle, l’abbaye de Saint-Gall devient un centre d’études comparable à ce qu’avait été l’abbaye de Fulda : on y lit et on y commente à nouveau tous les maîtres. Notker Labeo, abbé de Saint-Gall, mort en 1022, est un humaniste et un commentateur à la façon des hommes de l’époque carolingienne ; il traduit en allemand les Bucoliques, le Distique de Caton, l’Andrienne de Térence, peu après qu’Hroswita, une nonne de l’abbaye de Gandersheim, cherche à imiter le dialogue de Térence, et que, à Saint-Gall même, un auteur inconnu imite l’Énéide dans le récit épique des aventures du preux Walter. Notker continue aussi la tradition de Rémy d’Auxerre dans son commentaire de Marcianus Capella ; il commente des ouvrages logiques d’Aristote, les Catégories et le De interpretatione, et aussi la Consolation de Boèce et l’opuscule sur la Trinité ; il extrait d’Alcuin un traité dialogué, De artibus, et il écrit un De partibus logicae.
Philosophie du Moyen Age. E. Bréhier. 1949.